Dans un arrêt du 21 mai 2025 (CE, n° 476240, M. B...), le Conseil d'État apporte un éclairage crucial sur l'articulation entre les procédures pénales et fiscales, spécifiquement en matière de recouvrement. La Haute Juridiction administrative précise les effets d'une condamnation solidaire prononcée par le juge pénal sur la prescription de l'action en recouvrement, ainsi que la portée de la doctrine administrative en la matière. Cette décision souligne l'importance de la distinction entre les délais de prescription de l'assiette et ceux du recouvrement, notamment lorsqu'une solidarité de paiement est établie.

Contexte : une liquidation judiciaire et une condamnation solidaire

L'affaire trouve son origine dans la liquidation judiciaire d'une société à responsabilité limitée (SARL), prononcée en 2007. À la suite d'une vérification de comptabilité, des rappels de TVA avaient été mis à la charge de la société. Parallèlement, le gérant de la société a été condamné pénalement pour fraude fiscale. Par un jugement du tribunal correctionnel, confirmé par la cour d'appel en 2011, il a été déclaré solidairement tenu au paiement des impôts fraudés par la société, sur le fondement de l'article 1745 du Code général des impôts (CGI).

Plus de six ans après cet arrêt pénal, en 2017, l'administration fiscale a adressé au gérant une mise en demeure de payer les sommes dues. Le requérant a contesté cette obligation de payer devant le juge administratif, soutenant notamment que l'action en recouvrement était prescrite, le délai de quatre ans prévu à l'article L. 274 du Livre des procédures fiscales (LPF) étant selon lui expiré.

L'analyse du Conseil d'État : interruption de prescription et nouveau délai

Le Conseil d'État rejette l'argumentation du requérant sur le terrain de la loi, mais censure l'arrêt de la cour administrative d'appel sur le terrain de la doctrine administrative.

L'effet interruptif et le nouveau délai de dix ans

Sur le plan des principes légaux, le Conseil d'État rappelle une règle fondamentale : la décision juridictionnelle prononçant la solidarité de paiement (article 1745 du CGI) interrompt la prescription de l'action en recouvrement, tant à l'égard du débiteur principal (la société) que du codébiteur solidaire (le gérant). Cet effet interruptif perdure jusqu'à l'extinction de l'instance pénale.

Plus important encore, la Haute Juridiction précise que lorsque cette décision juridictionnelle constate une créance liquide (évaluée en argent), elle constitue un titre exécutoire. En application de la loi du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d'exécution (codifiée au Code des procédures civiles d'exécution), l'exécution de ce titre peut être poursuivie pendant dix ans.

Ainsi, le délai quadriennal de prescription de l'action en recouvrement (propre aux titres fiscaux émis par l'administration) se trouve substitué par un nouveau délai de dix ans ouvert par la décision de justice devenue titre exécutoire. Au regard de la loi, l'action engagée en 2017 n'était donc pas prescrite, l'arrêt de la cour d'appel datant de 2011.

L'opposabilité de la doctrine administrative

Cependant, le requérant se prévalait de la doctrine administrative (BOI-REC-EVTS-30-10), laquelle indiquait que "le délai de l'action en recouvrement (quatre ans) est applicable à la créance qui résulte d'une décision de justice constatant une solidarité au paiement (...) et rendue par la juridiction pénale".

La cour administrative d'appel avait refusé d'appliquer cette doctrine, estimant qu'elle ne comportait pas d'interprétation formelle de la loi. Le Conseil d'État censure ce raisonnement pour erreur de droit. Il juge que les commentaires administratifs invoqués contenaient bien une interprétation formelle, claire et précise : l'administration s'était engagée à appliquer le délai de quatre ans, et non celui de dix ans, même en présence d'une décision pénale. Le contribuable était donc fondé à opposer cette garantie (article L. 80 A du LPF) à l'administration, rendant l'action en recouvrement prescrite selon la propre doctrine des services fiscaux.

Implications pratiques de la décision

Cet arrêt illustre la hiérarchie complexe des normes en contentieux fiscal et l'importance stratégique de la doctrine administrative.

  • Primauté de la doctrine favorable : Même si la loi (et son interprétation jurisprudentielle) est défavorable au contribuable, ici en prévoyant un délai de dix ans, celui-ci peut se prévaloir d'une doctrine administrative plus favorable qui restreint le droit d'action de l'administration à quatre ans.
  • Vigilance sur les titres exécutoires : Les dirigeants condamnés solidairement doivent savoir qu'en l'absence de doctrine contraire, un jugement pénal définitif chiffrant le montant de la fraude vaut titre exécutoire et permet au Trésor de poursuivre le recouvrement pendant une décennie.
  • Solidarité et prescription : La décision confirme que les actes interrompant la prescription à l'égard du débiteur principal (la société) ont le même effet à l'égard du responsable solidaire. La gestion du temps et des délais de procédure est donc commune aux deux débiteurs.

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